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10 juillet 2023

TRIBUNE | Pour une pleine reconnaissance du rôle des juristes d'entreprise

La confidentialité des avis des juristes d'entreprise alignerait notre droit sur celui de nos voisins et nous permettrait de regagner en compétitivité juridique, souligne Louis Vogel. Mais ce principe se heurte à de nombreuses résistances. 

Par Louis Vogel

Le 8 juin 2023, le Sénat a adopté un amendement au projet de loi sur la justice reconnaissant la confidentialité des avis des juristes d'entreprise. L'amendement adopté demeure très modeste à la fois par son champ d'application et ses conditions : « S'ils sont titulaires d'un master en droit ou d'un diplôme équivalent français et étranger, et qu'ils justifient du suivi de formations initiale et continue en déontologie, les juristes d'entreprise bénéficient, en dehors de la matière pénale et fiscale, de la confidentialité de leurs consultations juridiques pour assurer leur mission de mise en oeuvre de la conformité. »

Alors que les juristes d'entreprise l'attendent depuis très longtemps, cette réforme, recommandée par de multiples études et rapports, qui alignerait notre droit sur celui de nos voisins et nous permettrait de regagner de la compétitivité juridique, se heurte à de nombreuses résistances. Ces oppositions sont-elles vraiment fondées ?

Augmentation du risque juridique

Sans plaider en faveur des juristes d'entreprise, tirons les conséquences de la profonde mutation, encore largement inaperçue, que connaît actuellement notre système juridique , qui affecte directement la fonction juridique. Longtemps, le juriste d'entreprise, exclu du comité de direction, s'est contenté en France, où les diplômés de grandes écoles commerciales ou d'ingénieurs occupent traditionnellement les postes opérationnels, « de mettre en forme juridique » des décisions prises par d'autres.

Aujourd'hui, le risque juridique a pris de telles proportions qu'il est devenu impossible de limiter son rôle à des interventions ex-post, et inévitable de l'associer aux décisions dès l'origine : un bon contrat mal pensé juridiquement, et pas seulement mal rédigé, peut avoir des conséquences catastrophiques sur une entreprise ; une amende de l'Autorité de la concurrence compromet parfois sa survie.

De nouvelles missions pour les juristes

Mais il y a plus. L'Etat délègue aux juristes d'entreprise des tâches de plus en plus nombreuses. Sous couvert du contrôle de la « conformité » (un nouveau mot de notre vocabulaire juridique), ils sont investis de missions, allant de la prévention à la dénonciation des infractions, qui font d'eux de véritables auxiliaires des pouvoirs publics.

Leur rôle ne se limite plus à défendre l'entreprise face aux juges et à l'Administration, mais à se substituer à eux pour créer et appliquer un nouveau droit en train de naître : concurrence, règles anticorruption, règlement général sur la protection des données (RGPD), devoir de vigilance, responsabilité sociétale des entreprises (RSE), éthique…

« Libérons les énergies et décentralisons le monolithe de la justice, notamment dans les entreprises, pour alléger la charge de la justice. »

L'Etat dispose aujourd'hui d'une armée de 20.000 juristes chargés de veiller au respect de ces règles au sein des entreprises françaises. Mais ils ne seront en mesure de détecter, d'identifier et de corriger des comportements déviants qu'à la condition que les notes, avis et courriers qu'ils rédigent ne soient pas susceptibles de constituer automatiquement des preuves de ces infractions, en cas de contrôle des autorités publiques.

Confidentialité obligatoire

Si nous voulons disposer de juristes d'entreprise de pleine intervention, chargés d'identifier le risque juridique dès la prise de décision et d'alléger la tâche du juge ou de l'Administration sans risquer l'auto-incrimination de leur entreprise, leurs avis juridiques doivent être pleinement protégés par la confidentialité. L'exclusion du droit pénal et du droit fiscal n'est-elle pas à cet égard contre-productive ?

Plus fondamentalement, libérons les énergies et décentralisons le monolithe de la justice, notamment dans les entreprises, pour alléger la charge de la justice, incapable de faire face à la multiplication des contentieux, afin de mieux répondre aux demandes légitimes de nos concitoyens pour une meilleure justice.

Louis Vogel, membre de l'Institut, est professeur de droit et avocat.